Renseignement : la France déploie sa stratégie académique
#renseignement
Souveraineté cognitive : comment la France utilise la recherche pour renforcer sa stratégie d’influence
Ce numéro offre une exploration approfondie des stratégies et théories du renseignement moderne. Essentiel pour comprendre les défis actuels, il stimule la réflexion et le débat parmi experts.
Longtemps cantonné aux marges de l’université, le renseignement sort de l’ombre en France. Avec la parution du premier numéro de la Revue de recherche sur le renseignement, publiée par le CNAM (Conservatoire national des Arts et Métiers) et Mareuil Éditions, un pas décisif est franchi : l’instauration d’un espace scientifique dédié à l’étude d’une fonction stratégique au cœur des États modernes.
cantonné aux marges de l’université, le renseignement sort de l’ombre en France. Avec la parution du premier numéro de la Revue de recherche sur le renseignement, publiée par le CNAM (Conservatoire national des Arts et Métiers), un pas décisif est franchi : l’instauration d’un espace scientifique dédié à l’étude d’une fonction stratégique au cœur des États modernes.
Cette publication marque un tournant. Car derrière la démarche académique, c’est une reconfiguration silencieuse mais déterminante des rapports entre savoir, puissance et sécurité qui s’opère.
Pilotée par l’équipe ESDR3C (Sécurité, Défense, Renseignement, Criminologie, Cybermenaces, Crises), la revue ne se contente pas d’ajouter un titre à la liste des publications universitaires. Elle revendique une ambition intellectuelle et politique : hisser la France à la hauteur des standards anglo-saxons en matière d’Intelligence Studies.
Dans un éditorial limpide, le chercheur Gérald Arboit rappelle combien cette ambition a peiné à éclore : malgré un foisonnement d’initiatives depuis les années 1990, le renseignement est resté en marge des cursus, faute de filières, de chaires et de reconnaissance disciplinaire. Ni tout à fait science politique, ni entièrement histoire, le renseignement souffrait d’un déficit de légitimité académique.
Ce retard n’est pas anodin. Il tient à la culture du secret, bien sûr, mais aussi à une forme d’indifférence française vis-à-vis des mécanismes profonds de la décision stratégique.
Une indifférence d’autant plus paradoxale que la France fut pionnière dans la formalisation du renseignement d’État, comme en témoignent les institutions forgées depuis la Révolution, ou les réformes engagées depuis les attentats de 2015.
Dans ce contexte, la revue joue un rôle crucial : elle structure un champ intellectuel jusqu’alors morcelé. Et elle le fait dans une logique pleinement interdisciplinaire.
Droit, histoire, sociologie, économie, études militaires, information-communication : les angles d’attaque sont multiples, à l’image du renseignement lui-même, qui échappe par nature aux frontières disciplinaires. En cela, la revue s’inscrit dans la lignée des modèles britanniques ou canadiens, en assumant une hybridation des approches. Surtout, elle entend rompre avec la domination anglo-américaine sur le champ.
Car comme le rappelle l’éditorial, les grands périodiques internationaux — Intelligence and National Security, Journal of Strategic Studies, Studies in Intelligence — concentrent une production scientifique de qualité, mais structurée par des réalités politiques, culturelles et linguistiques très éloignées du contexte français ou européen.
La Revue de recherche sur le renseignement veut donc assumer un regard endogène, sans provincialisme, mais avec la volonté d’ancrer une pensée stratégique francophone dans le concert académique global.
Le choix du thème pour ce premier numéro témoigne de cette volonté d’innovation critique : un dossier complet est consacré au rôle des femmes dans le renseignement.
De l’espionne hollandaise Etta Palm, active entre La Haye et Paris à la cour de Louis XVI, jusqu’aux grandes figures de la Grande Guerre, en passant par les réseaux de résistance belge et les agentes du renseignement nazi, les contributions offrent une lecture inédite des rôles genrés dans la production d’information stratégique.
Loin des stéréotypes de la femme fatale à la Mata Hari, les articles replacent ces figures dans les logiques politiques, sociales et institutionnelles de leur temps.
Parmi elles, Louise de Bettignies — héroïne du renseignement allié pendant la Grande Guerre — incarne l’engagement féminin le plus audacieux face à l’occupation.
Les articles documentent une réalité trop souvent évacuée : les femmes n’ont jamais été absentes des services, elles ont simplement été invisibilisées dans les récits de l’histoire du renseignement. Ce travail de relecture est aussi un geste politique : il rappelle que la puissance d’un État se construit autant dans ses structures que dans sa mémoire.
Au-delà de la question du genre, c’est bien la légitimation scientifique du renseignement comme objet économique, politique et technique qui se joue ici. Car le renseignement dépasse largement le cadre de l’espionnage. Il irrigue la prise de décision publique, structure la stratégie industrielle, façonne les politiques de sécurité intérieure et extérieure, oriente les arbitrages énergétiques, et nourrit la compétition informationnelle mondiale.
À l’heure des cybermenaces, de la guerre hybride et de la désinformation algorithmique, comprendre les ressorts du renseignement devient un impératif de gouvernance. Pour les États, mais aussi pour les entreprises. Car l’intelligence économique — longtemps reléguée au rang de « mode managériale » — s’impose aujourd’hui comme une matrice de résilience face aux chocs géopolitiques et concurrentiels.
Le CNAM, à travers ses formations et désormais sa revue, participe de ce mouvement. En structurant la recherche, il permet aussi de former une nouvelle génération d’analystes, d’experts et de décideurs familiers des logiques discrètes du pouvoir.
La Revue de recherche sur le renseignement n’est donc pas un simple projet éditorial. Elle est le bras intellectuel d’une stratégie plus large : celle de la souveraineté cognitive. Dans un monde où l’information est une ressource, un levier d’influence, un facteur de domination, les nations qui sauront penser leur sécurité, modéliser leurs vulnérabilités et anticiper leurs menaces disposeront d’un avantage décisif.
La France a longtemps sous-estimé cette dimension. Elle commence à en prendre la mesure. Et dans cette prise de conscience, le savoir joue un rôle stratégique. Ce que révèle cette revue, c’est qu’il ne suffit plus d’avoir des services efficaces : il faut aussi des idées claires, des cadres théoriques robustes et des lieux pour en débattre.
À l’ère des conflits invisibles, le renseignement a besoin d’un espace public critique. Ce premier numéro le prouve : la bataille des idées est déjà engagée.
Le comité de rédaction
- Philippe Baumard, professeur et directeur, ESDR3C ;
- Alain Bauer, Cnam, ESDR3C ;
- Didier Bolelli, inspecteur général des armées ;
- Eleni Braat, University Ultrecht ;
- Louis Caprioli, inspecteur général honoraire de la Police nationale française ;
- Françoise Chalaye, commissaire générale de la Police nationale française ;
- Pierre Cruciani, commissaire général honoraire de la Police nationale française ;
- Jean-François Clair, inspecteur général honoraire de la Police nationale française ;
- Chris C. Demchak, professeur et titulaire de la chaire RDML Grace Hopper de cybersécurité, USNWC ; Thomas Ferguson, Université de Princeton
- Michel Guérin, inspecteur général honoraire de la Police nationale française ;
- Lukas Grawe, chercheur associé, Université de Brême ; Adrian Hänni, Université de Georgetown ;
- Nigel Inkster, ancien directeur des opérations et du renseignement des services secrets britanniques ;
- John C. Mallery, Senior Fellow, ESDR3C Cnam, chercheur associé MIT ;
- Sarah-Myriam Martin-Brûlé, Full Professor / Professeure titulaire, Department of Politics and International Studies, Bishop’s University ;
- Charles Morefield, chercheur principal, Arctan ;
- David Mussington, Professeur, Université du Maryland College Park – École de politique publique ;
- Julia Pieltant, maîtresse de conférences,Cnam ESDR3C.