Jean-François Cirelli (BlackRock) : Importateur net de capital pour l'économie française avec 156 milliards d'euros
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La France, puissance financière en retard sur l’éducation financière ?
Jean-François Cirelli n’est ni un banquier flamboyant, ni un patron de hedge fund survolté. Il est d’un autre bois. Ancien haut fonctionnaire devenu l’un des visages les plus puissants de la finance mondiale, il incarne cette passerelle rare entre État et marchés, entre service public et capital global.
À la tête de BlackRock pour l’Europe continentale, il gère plus de 1 600 milliards d’euros d’actifs. En France, c’est 56 milliards d’épargne locale sous gestion… pour 240 milliards investis dans l’économie nationale. BlackRock est ainsi un « importateur net de capitaux », affirme-t-il fièrement. Une donnée souvent oubliée dans les débats caricaturaux sur l’emprise américaine.
Jean-François Cirelli, lui, a connu Matignon et l’Élysée. Diplômé de Sciences Po et de l’ENA, il gravit très tôt les échelons de la direction du Trésor. Conseiller économique de Jacques Chirac, directeur de cabinet de Jean-Pierre Raffarin, il fait ses armes sur des dossiers lourds : réformes des retraites, pilotage des comptes sociaux, politique industrielle.
En 2004, il est propulsé à la tête de Gaz de France, où il orchestre la fusion avec Suez, donnant naissance à un mastodonte de l’énergie.
En 2015, changement de décor : il entre chez BlackRock, le gestionnaire d’actifs qui incarne une nouvelle forme de pouvoir économique, transversal, sans drapeau.
Sa prise de parole au Chinese Business Club, aussi dense que pédagogique, dresse une cartographie saisissante du monde de l’investissement. Avec un humour discret et une éloquence sans esbroufe, il commence par une leçon de « grammaire économique » :
« Les fonds, ce ne sont pas les fonds de sauce… Ce sont les fonds de pension, d’investissement, de gestion. On les confond, mais ce sont des métiers différents. »
Lui dirige une société d’asset management, pas une banque ni un fonds spéculatif. Il ne prête pas, il investit pour compte de tiers. Et il le fait dans un monde qui évolue vite, très vite.
Première mutation : la montée en puissance de l’investissement durable. « Ce n’est pas une question morale. C’est un sujet de risque. Si vous ne tenez pas compte du risque climatique, vous perdez. »
BlackRock détient :
- 1 000 milliards d’euros dans des fonds ESG, ce qui en fait le premier acteur mondial dans ce domaine.
- Deuxième bascule : le développement des ETF, ces fonds indiciels peu chers et transparents, qui donnent du pouvoir à l’épargnant au détriment des circuits traditionnels.
- Troisième révolution : l’irruption des marchés privés — private equity, infrastructures, dette privée — dans les portefeuilles des particuliers, poussée par une réglementation française désormais favorable.
« On est au début de quelque chose de massif »
Autre changement stratégique : le modèle 60/40 (60 % actions, 40 % obligations), longtemps pilier de la gestion patrimoniale, est remis en cause. Les corrélations historiques ne fonctionnent plus. Les marchés sont plus volatils, les repères brouillés. Et puis vient le cinquième élément, longtemps banni : les crypto-actifs.
« On était contre. Trop risqué. Mais aujourd’hui, on les traite comme une classe d’actifs à part entière, à condition d’en maîtriser les risques. » Une évolution majeure dans un secteur où la prudence reste la norme.
Mais au-delà du métier, Cirelli alerte sur les carences françaises. « On est un pays financier, avec de grands noms dans la gestion. Pourtant, l’éducation financière est désastreuse. On peut faire un bac+5 sans une heure d’économie pratique. »
Cette ignorance pèse lourd : l’épargne est mal allouée, la prise de risque absente, le cash s’accumule sur les livrets. « Mettons l’argent au travail », plaide-t-il. Pas pour enrichir la finance, mais pour financer la transition. Car elle ne se fera pas à crédit : « L’État ne pourra pas tout payer. Il faut des capitaux privés. »
Or, la culture française reste frileuse face à la convergence public-privé. Les PPP (partenariats public-privé), les concessions, les investissements mixtes sont régulièrement diabolisés. « L’administration n’aime pas l’argent privé. Mais elle n’a plus les moyens de faire sans. »
Le paradoxe est là : la France veut des infrastructures, une transition rapide, des investissements massifs, mais sans mobiliser l’épargne qui dort. Le président de BlackRock France rappelle un fait simple : l’Europe détient un des taux d’épargne les plus élevés au monde. L’argent est là. Reste à oser s’en servir.
Dans une envolée finale, le dirigeant de BlackRock dessine une opportunité unique pour le Vieux Continent.
« Pendant des années, l’Europe a paru paralysée, fragmentée, à la traîne face à l’Amérique. Mais depuis le début de l’année, les cartes bougent. Les incertitudes s’accumulent aux États-Unis. L’Europe a une fenêtre. »
Il cite le président Macron et le chancelier Scholz : « Il est temps de savoir si l’Europe veut faire l’Histoire ou la regarder passer. » L’Union des marchés de capitaux, ressuscitée sous un autre nom, peine encore à décoller. Des rapports restent bloqués dans les ministères, les idées peinent à redescendre. Mais la conviction est là : le moment est venu de transformer l’épargne en souveraineté.
Jean-François Cirelli ne prêche pas. Il décrit. Il explique. Il alerte. Il ne cherche pas la lumière, mais éclaire les angles morts. L’économie européenne aura besoin de figures comme lui pour oser faire levier sur ce qu’elle a de plus abondant — son capital — et sur ce qu’elle risque de perdre — son avenir. La souveraineté n’est plus une posture, c’est une architecture. Encore faut-il savoir qui la financera.
